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Travaux préliminaires
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Juin 2000

Lettre de Philippe Poussin à Antoine Desclaibes.

Cucugnan, le 12 juin 2000.

« Cher Antoine,

J’ai bien reçu ta lettre qui m’est parvenue dans ce cher village de Cucugnan, où j’ai établi mon poste avancé. Cucugnan ! Imagines-tu un nom pareil ? Il me fait rire chaque fois que je croise une de ses pancartes. Comme tu le dis toi-même, à notre âge, on s’amuse comme on peut. Cucugnan est un site idéal pour la préparation de mes travaux ; il est coincé entre Quéribus et Peyrepertuse, et je ne suis qu’à une heure de Montségur. Je le sens qui m’attend ; j’ai hâte de me mettre à l’ouvrage. Pour l’heure, j’étudie les plans, je prépare les fouilles ; j’ai mille problèmes à régler pour l’acheminement des machines et du matériel ; tes amis des Monuments historiques et de la Direction du patrimoine veillent sur moi comme le KGB sur ses propres agents durant la Guerre froide. Ici, on n’aime pas trop l’idée que des fouilles reprennent. Heureusement, la conservatrice du Centre d’études cathares a pris mon parti, et les scientifiques, les historiens et archéologues qui m’accompagnent sont tous des sommités de la région. Enfin ! Je ne chôme pas.

Je me demande parfois ce qui m’a pris de vouer mon existence à cette quête sans fin. On a tout raconté sur Montségur. On a dit, comme pour les châteaux de Quéribus et de Cabaret, qu’il était un temple solaire, un calendrier zodiacal grandeur nature, porteur d’un mystérieux nombre d’or. Il est vrai que l’axe de l’édifice coïncide point pour point avec la direction nord-sud, et que ce choix paraît parfaitement calculé. Comme l’a noté M. Niel dans ses travaux, lorsque l’on se poste en un endroit précis et que l’on regarde dans la direction voulue, on voit, selon la date, le soleil se lever exactement dans cette direction. De là, certains n’ont pas hésité à échafauder des théories plus ou moins ésotériques qui, à raison je pense, agacent beaucoup les gens du cru. Montségur est tantôt un temple païen voué au culte de l’antique Manès, tantôt, comme dans les visions de Wolfram von Eschenbach ou d’Otto Rahn et de son Luzifer Hofgesinde, le château légendaire du Graal. Vois-tu, c’est bien là le problème : chacun arrive à Montségur avec ses propres projections fantasmatiques. Il est très difficile de conserver une posture de bienveillante neutralité lorsque l’on se retrouve en face du site lui-même. On peut y voir un repaire de druides mystérieux, chargé d’influences celtiques, lorsque l’on rêve de Brocéliande ; il est aisé de se persuader que le château représentait le cadre idéal où aurait pu se dérouler la fameuse procession de la Coupe, du Tailloir et de la Lance, qui fascine encore les émules de Chrétien de Troyes. D’autres y arrivent avec leur pendule et, en radiesthésistes convaincus, cherchent la Porte des Ames au milieu de ses décombres, lorsque ce n’est pas un mystérieux manuscrit tibétain qui renfermerait des invocations aux morts… Pour couronner le tout, certains se sont imaginé que le Saint Graal ne serait que le reflet de la contraction de sang real, le sang royal : de quel sang s’agirait-il ? Mais du sang du Christ, bien sûr, celui-là même que, dans la légende arthurienne, Joseph d’Arimathie recueillit dans le divin calice !… De là, l’idée d’une dynastie chrétienne oubliée, que les cathares, fidèles à la révélation de ce secret mystique, auraient perpétuée dans l’ombre de Montségur. Des généalogies savantes ont été élaborées à partir de ce curieux postulat ; le Christ aurait eu un enfant avec Marie-Madeleine, qui, fraîchement débarquée à Marsilia, se serait assurée de la sauvegarde de sa sacrée progéniture. Je ne te parle pas des récupérations les plus odieuses du mythe de Montségur par quelques groupuscules néo-nazis, sur ces cathares qu’on appelait les “purs” ; ce ne sont pas les interprétations qui manquent, et les plus délirantes. Un parfum de soufre vole encore sur le château, qui éclipse parfois la réelle beauté de l’aventure.

Une chose est sûre : ces différentes interprétations ne sont pas là par hasard. Tous ceux qui, un jour ou l’autre, croisent Montségur sur leur passage en gardent un souvenir saisissant. Cet endroit exerce sur l’âme un effet incomparable. Je suis un scientifique, mon cher Antoine ; en tant que tel, je dois m’en tenir aux faits. Mais force est de reconnaître que tout, ici, est frappé de mystère. Encore ces ruines sont-elles postérieures au véritable Montségur des cathares. Oh, à première vue, elles ne paient pas de mine. Que sont ces austères morceaux de caillou face à la flamboyance de nos cathédrales gothiques ? Et pourtant… C’est le château du temps des albigeois que je voudrais mettre au jour. Celui de Guilhabert de Castres. Toute cette région n’a cessé de m’intriguer. Une région brûlante et dure, à l’image de ces gens qui l’habitent depuis des lustres. En eux se disputent sans cesse la rudesse naturelle de leur tempérament et une jovialité des plus hospitalières.

Ils descendent de montagnards farouches, ou de ces soldats qui, franchissant les Pyrénées, passaient autrefois de l’ancienne Occitanie à la Catalogne. Ils gardent de tout cela quelque chose que je ne saurais définir, mais que j’admire et que j’envie : une mémoire, peut-être. Et moi, je navigue au milieu de leurs légendes comme un étranger. Mon statut même de scientifique me pousse à y regarder à deux fois avant de balayer d’un revers de main tous les racontars. Mon rôle est de les analyser, de les disséquer les uns après les autres avec la précision d’un entomologiste. Et ce n’est pas toi, grand antiquaire des vieilleries de nos civilisations, qui me diras le contraire : les mythes procèdent toujours d’une quelconque réalité. Reste à découvrir laquelle. Oui, lorsque je me promène au matin dans les brumes désolées de Peyrepertuse, lorsque je vois ce Quéribus posé comme un dé à coudre au sommet de sa montagne, lorsque je marche sur les traces des parfaits de Montségur livrés aux flammes et que je contemple les graffitis, Al Nostres Catari, cremats lo 16 de Marc de 1244, inscrits dans la roche au pied des collines, je me dis qu’ici, un mystère demeure.

Les registres de l’Inquisition le confirment : il y a eu un trésor à Montségur, que certains ont cru retrouver dans la fameuse histoire de l’abbé Saunière, de Rennes-le-Château – abbé devenu subitement richissime, sans raison apparente, si bien que l’on n’a pas manqué de murmurer aussitôt qu’il avait redécouvert de façon fortuite le trésor cathare. Il est amusant de voir que, dès que l’Histoire nous livre ses énigmes, nous sautons à pieds joints dans l’exaltation romanesque. Oui, il y a eu un trésor à Montségur – mais lequel ? Aucune chronique, aucun témoignage ne nous livre cette clé. Nous ignorons la nature exacte de ce trésor, et ce qu’il pouvait représenter aux yeux mêmes des cathares. Où l’a-t-on dissimulé ? Oh, je te rassure : je n’escompte pas trouver de trésor sur le lieu de mes fouilles… Les minutes de l’Inquisition attestent également que quatre parfaits réussirent à le sauver avant l’holocauste final. Quant à savoir ce que ces gens sont devenus…

Je divague, mon cher Antoine. Je fais de toi le fidèle témoin de mes pensées, je te parle comme à moi-même. Tu vois que les choses n’ont guère changé ! Depuis combien de temps nous connaissons-nous ? Quarante-trois ans, d’après mes calculs. Je me souviens encore de toi en culottes courtes, ou presque. Allons, trêve de nostalgie : tu pourrais croire que j’oublie de te parler de ce que tu m’as envoyé. Détrompe-toi : je ne faisais que retarder le moment où je pourrais te faire part de ma surprise et de mon enthousiasme pour le travail auquel tu te consacres. Je suis heureux de penser que c’est un moyen pour nous de nous rejoindre, toi dans tes parchemins et moi au milieu de mes ruines. Certes, l’histoire de ton troubadour m’a amusé. Mais au-delà de ce divertissement courtois, je frémis à l’idée que tu tiens peut-être entre les mains, grâce à ton archiviste, un manuscrit unique ! Je ne me souviens pas, malgré tout ce que j’ai pu lire sur la question, qu’on y fasse référence dans une quelconque bibliographie. Alors profites-en, et surtout n’en parle à personne : tu n’imagines pas que certains aficionados, dont moi, pourraient se damner pour avoir un tel livre entre les mains ! Ne me laisse pas sur ma faim, continue de suivre l’itinéraire de ton troubadour et envoie-moi la suite. Dieu seul sait où cela nous mènera !

Ah ! Mathilde m’appelle. Tu la connais, trente ans que je vis avec elle, et elle a toujours réussi à me dompter comme un gros matou. Je ne peux pas la faire attendre et j’ai encore beaucoup de travail. Elle t’embrasse de tout cœur, me dit-elle. Moi aussi. À bientôt, Antoine !

Prends soin de toi.

Philippe. »